Le regard fixé sur sa montre lunaire, Yévha suait à grosses gouttes. La journée se terminait dans trois minutes et soixante-quinze secondes et il n’avait pas fini l’analyse de l’échantillon qu’il avait entre les mains. Le métier de chercheur de mondes exodéniens réglait sa vie comme du papier calimétré, de sorte que chaque chose avait sa plage horaire précise qui lui était dédiée. Hors de question de déborder. Mais ce jour-là l’échantillon rocheux qu’il analysait les mettait, lui et sa vie bien rangée, à rude épreuve. Ce que les résultats lui indiquaient l’intriguait au plus haut point et il fallait qu’il sache. Sa passion prit le dessus. Cela faisait si longtemps qu’il ne l’avait pas ressentie qu’il ne put résister à son appel. C’était cela qui le rendait vivant : la découverte, source d’émerveillement. Ainsi, il ne vit plus le temps passer et s’abandonna à ce qui le rendait heureux. Sorti de ce cadre, il n’aperçut pas les agents de nettoyage paramicrobiens entrer et commencer à nettoyer. Il était absorbé, ailleurs. Un raclement de gorge le sortit de son voyage éthéré aux confins de la matière.
- Excusez-moi mais je dois nettoyer votre bureau, dit l’un des agents.
- Oh ! oui, bien sûr, aucun problème, répondit Yévha. De toute façon il est temps de rentrer.
Il ramassa rapidement, et de façon brouillon, ses affaires et se précipita hors du bâtiment, se dépêchant comme pour rattraper cet emploi du temps qu’il avait malmené.
De retour chez lui, il n’avait plus que quatre-vingt dix-huit secondes de retard sur son planning, était en sueur et complètement rouge d’avoir couru après le temps. En passant le pas de sa porte, il eut une sensation étrange, quelque chose allait de travers. Il referma la porte et passa son appartement au crible. Il regarda derrière les portes, sous les meubles – en prenant soin de bien les replacer à l’endroit exact qui leur était réservé. Il parcourut ses affaires, livres, objets décoratifs, vaisselle, rien n’avait été déplacé, rien ne manquait à l’appel. En revanche, l’odeur qui commençait à émaner de sous sa combinaison, elle, n’était pas habituelle et le fait de se sentir tout poisseux l’était encore moins. Aussi, il se décida à prendre un bain. Ce n’était pas l’heure bien sûr, car le bain arrivait d’ordinaire quarante-trois décans, treize minutes et soixante-seize secondes plus tard, c’est-à-dire dans trois décans, mais il n’y tenait plus et n’était plus à une entorse temporelle près.
Il se dirigea vers la salle aux ablutions désinfectantes pour se déshabiller. Il prit d’abord le temps de vider le contenu des diverses poches que comportait son habit pour les poser en vrac sur la tablette située aux abords de la baignoire. Il se fit la remarque que, décidément, cette fin de journée n’était vraiment pas ordinaire car en temps normal il aurait pris soin de vider ses poches de façon moins chaotique. Il ne se reconnaissait pas. Il mit l’eau à couler, y versa des minéraux effervescents et finit de se déshabiller. Ce n’était pas chose aisée. Voici que, collant comme il l’était, la combinaison lui résistait, agrippée à lui telle une ventouse qui refuse de se décoller. Une lutte acharnée entre l’homme et la matière débuta. Puis, à force de gesticulations acrobatiques Yéhva, dans un dernier mouvement d’extension, parvint à se dérouler de cette enveloppe, buttant par la même occasion dans la tablette sur laquelle se trouvait son vide poche. Tout tomba dans la baignoire où fumait déjà l’eau chaude.
Toujours sous le coup de la lutte frustrante d’avec la combinaison, il se mit à récupérer rageusement, un à un, tout ce qui flottait ou coulait allègrement dans son bain. C’est alors que le sentiment étrange qu’il avait éprouvé un peu plus tôt revint avec une ardeur inattendue. Il se passait quelque chose, l’atmosphère était changée. Il plongea sa main dans l’eau à travers la mousse pour voir s’il restait quelque objet et c’est à ce moment-là que sa main effleura un objet inhabito-habituel. Il le saisit, le logea au creux de sa main, qu’il referma soigneusement dessus, et le sortit de l’eau. L’objet était chaud, vibrait et des battements réguliers en frappaient la surface au contact de sa peau. Plusieurs craquements légers se firent entendre et Yéhva sentit l’objet se morceler quelque peu dans sa main. Puis, chaque morceau sembla battre de lui-même, à son propre rythme, et brûler de sa propre chaleur. Tant et si bien que sa main fut sèche en à peine quelques secondes. Il constata alors que plus rien ne bougeait. Intrigué, il voulut ouvrir sa main pour voir quel phénomène étrange s’était produit, mais son intuition de scientifique lui intima plutôt de la replonger dans la baignoire et de libérer ce qui s’y tenait. Il glissa lentement et délicatement sa main dans les profondeurs de son bain, avec l’impression de tenir une coquille d’œuf si frêle qu’un seul mouvement aussi subtil soit-il, pourrait la briser. Il ouvrit la main et en libéra son contenu qui, aussitôt, se remit en mouvement. A la grande surprise de Yéhva, l’échantillon sur lequel il travaillait apparut. Il l’avait emmené par mégarde, ou peut-être était-ce l’inverse. Ce petit bout de météorite qui, plus tôt, avait révélé une composition des plus inédites, offrait à présent à celui qui cherchait à en percer les secrets, un spectacle incroyable.
Là, sous ses yeux, chaque petit morceau se métamorphosait en une forme singulière. Des feuilles apparaissaient sur l’un, des yeux et une bouche sur l’autre, des pattes sur un troisième, et ainsi de suite. Avec un regard d’enfant retrouvé, Yéhva fut émerveillé de voir s’épanouir devant lui ce qu’il avait toujours cherché : la vie, ailleurs. Pour cela, il lui avait fallu sortir de son cadre, à tout point de vue, et comprendre que la vie ne se contient pas nécessairement dans un temps défini.
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