lundi 13 juillet 2020

Nature morte

    En arrivant j’ai vu que mon petit-fils était déjà là. Je suis donc entré le plus discrètement possible et me suis posté dans un coin pour l’observer. Il se tenait debout près de la fenêtre, devant une table sur laquelle se trouvaient divers objets et il fixait ceux-ci, un à un. Son regard se porta tout d’abord sur ma boussole. Elle était posée au bord de la table, ouverte, prête à l’emploi. Elle était noire et dorée avec, par endroits, des reflets nacrés. Il la prit en main et la contempla sous toutes ses facettes. Puis il nota que les signes marquant les points cardinaux étaient quelque peu effacés par l’usure et que cela formait des signes étranges, comme venus d’un autre monde. Il serrait cet objet si fort qu’on eut dit qu’il cherchait à y trouver l’empreinte de ma main. J’avais envie de m’approcher, de partager cet instant avec lui mais je sentais qu’il était préférable de rester à l’écart, du moins pour l’instant. Je le vis ouvrir le coffret posé sur mon bureau et y ranger la boussole.
     Ensuite, il retourna vers la table et prit…la lettre. Elle était décachetée et le souvenir d’un sceau de cire rouge marquait son caractère officiel. De son autre main, il se saisit de la plume blanche qui me servait à rédiger mes différents rapports et compte-rendu. Là encore, j’eus l’impression qu’il ressentait tous les mots que ma plume avait pour mission de rendre vivants. Il déplia la lettre précautionneusement et en commença la lecture. Plus il progressait dans sa lecture, plus je voyais ses yeux s’écarquiller jusqu’à se transformer en un sourire d’amusement qui finit en un éclat de rire dont il eut du mal à se remettre. Il prit le temps de se recentrer sur la raison pour laquelle il se trouvait ici et déposa la lettre ainsi que la plume dans le coffre. Il se figea un moment. De toute évidence, cela le mettait mal à l’aise de m’enlever ces objets. Il inspira profondément, ferma les yeux, les rouvrit et se dirigea de nouveau vers la table pour y prendre les derniers éléments qu’il lui fallait emporter. Il en restait trois. Un crâne, une bougie allumée, et un perce-neige séché. Il déglutit et souleva le crâne. Celui-ci n’avait plus de nez et était dépourvue de sa mâchoire inférieure.

- Qui es-tu vraiment, toi, ‘la mort’ ? lui demanda-t-il.

Il attendit quelques instants, mais rien, ‘la mort’ restait silencieuse.

- J’aurais dû m’en douter, tu ne me répondras pas plus qu’à grand-père. C’est pas grave, j’aurais essayé. Je vois qu’il avait raison ‘ tant qu’on ne lui rendra pas le reste de sa mâchoire, la mort restera un mystère pour les hommes. Et étant donné qu’on ne sait pas dans quelles circonstances cette mâchoire a été perdue, on n’est pas prêt d’avoir la réponse. C’est pourquoi il faut vivre avec ce mystère toute sa vie’. Tu es malin comme un singe, papy.

J’étais content, depuis ma cachette, de constater qu’il restait quand même quelque chose de nos discussions. Puis le crâne rejoignit ses compagnons dans le coffret. Il ne manquait plus que le perce-neige. Il avait beau être séché, il s’en dégageait une fraîcheur intense, si dense, qu’on eut dit qu’il venait à peine d’être cueilli. C’était ma fleur préférée, celle de la renaissance, de l’espoir. Cette force de la vie qui, chaque année, porte un coup fatal à l’hiver, se retrouvait désormais enfermée dans une boîte, sur le point de quitter mon quotidien. Mon petit-fils pressa fermement le coffret contre son cœur et se dirigea vers la porte.
     Je fus saisi d’horreur et décidai d’intervenir. Je passai fugacement près de la bougie créant un courant d’air qui en éteignit la flamme et, au passage, je bousculai intentionnellement la table. La bougie manqua de tomber. Mon petit-fils, surpris, se retourna et se précipita pour la rattraper, de peur qu’elle ne se brise au contact du sol.

- Merci mon petit, lui dis-je.

Il se figea sur place, comme pris sur le fait. Puis, il finit par me répondre :

- Tu es là grand-père ?
- Oui.
- Alors, c’est vrai ?
- Je te l’avais bien dit ! D’ailleurs, heureusement que je suis revenu car tu allais oublier l’essentiel. - Ah, oui…la bougie, désolé, répondit-il un peu gêné. - Ce n’est rien ? Je comprends. Tu es un peu bouleversé. En tout cas, je te remercie d’avoir bien voulu te charger de cette tâche ingrate. - De rien grand-père. En échange, je voudrais te demander quelque chose. - Je t’écoute. - Reviens me dire si cela a au moins servi à quelque chose.
- Promis !

Il se remit en marche et, avant de sortir, me dit :

- Quand même, y a que toi qui pouvais demander qu’on mette dans ton cercueil, tel un pharaon, de quoi te guider dans l’autre monde et de faire entrer au paradis !
- Ben quoi ? Je voulais faire une dernière expérience. Il me semble logique d’utiliser ce qui nous est utile ici-bas, du temps de notre vivant, à savoir lumière et boussole, pour voir si ça peut aussi nous orienter de l’autre côté !
- Bien sûr… En tout cas, culottée ta lettre à Saint Pierre ! J’espère qu’il te laissera entrer !
- Moi aussi, mon petit. - Il me reste toutefois une question…
- Oui ?
- Pourquoi tiens-tu à emmener le crâne ?
- Ah, ça ?! Ben, pour voir si sa mâchoire ne se trouve pas là-haut ! Après tout c’est le seul endroit où on n’a pas encore pensé à regarder, non ?!

En Sōmme(s)

Tam.
Tam.
Tam.
Le tambour frappe et résonne. Le monde a ouvert ses paupières depuis peu et déjà la terre nous appelle. Les échos des battements de son cœur se font entendre.
Boum.
Boum.
Boum.
Nos racines plongent et se mêlent à celles des arbres, tissant des liens forts et résistants. Nous œuvrons désormais main dans la main. Tout un réseau de communication souterraine s’offre à nous. Les esprits des grands sages nous rejoignent.
Ting.
Bong.
Ils enchantent nos oreilles, parfois dans un murmure. Ils nous parlent, nous passent des messages que seule notre âme peut entendre et comprendre. Leurs voix flottent dans les airs, telles des petites lucioles sonores, tandis que nous réveillons notre corps. Pieds ancrés dans le sol, mains tendues vers le ciel, les portes de notre temple intérieur s’ouvrent, dévoilant un soleil rayonnant qui diffuse sa chaleur bienveillante et douce. Il vient se fondre aux milliers d’autres soleils qui irradient dans ce cercle lumineux. La sève de la terre mère monte du noyau terrestre, auquel nous sommes à présent connectés, emplissant d’énergie tout notre être. Nous levons l’une de nos jambes et déployons nos branches ainsi que notre feuillage. La brise matinale s’y engouffre aussitôt. Le chant qui en émane s’harmonise au chœur des sages qui nous entourent. Les oiseaux ponctuent de leurs pépiements cette mélodie céleste.
Aum.
Aum.
Aum.
Le son de la création nous ramène à la naissance du monde, à l’avènement de la vie, à notre propre création. Il résonne en nous pour nous rappeler que nous sommes lui et qu’il est nous. Nous ne sommes qu’un. Il est le cercle que nous formons, l’herbe que nous foulons, le soleil qui nous éclaire, l’air que nous respirons. Il est enfin dans ce Namaste que nous formulons et qui salue la part divine que nous voyons en chacun.
Bong.
Le tableau vivant qui nous accueille nous invite à explorer nos paysages intérieurs. Notre corps respire avec le monde, incarnant son souffle. C’est alors qu’une plume descendue du ciel vient se poser délicatement dans notre âme. Plume de paon, de chouette, de tourterelle, d’hirondelle, à chacun la sienne. Bercée par notre respiration profonde elle dépoussière notre âme de ce qui l’empêchait de respirer et…
…Pop !
Notre génie artistique surgit. Craies, gouaches, stylos, laissons fleurir les couleurs, les mouvements, les mots. Centrons-nous un instant sur ce détail qui a piqué notre curiosité et considérons-le d’un peu plus près. Qu’a-t-il à nous apprendre ? Un dialogue s’amorce : « J’aimerais te dire… ». Nous l’écoutons nous parler dans le bruissement léger de la plume qui effleure et glisse sur le papier. Ses paroles profondes nous émeuvent ou nous amusent, nous émerveillent et nous font voyager en notre for intérieur. La poésie entre dans la danse. Le cœur de la terre-mère bat à présent à travers nos mots : aimer au point de vouloir que l’autre reste, aimer malgré l’erreur, nager dans le ciel, comprendre que la question ne peut venir que de nous face à la page blanche, s’étonner de sa capacité de concentration, être dans la gratitude de l’instant présent. L’énergie se partage grâce à la magie de ces vérités si simples que nous exprimons à voix haute.
À table !
L’heure est à l’énergie de la convivialité et des fruits de notre terre-mère dont nous nous délectons sous un soleil ardent. Les senteurs des huiles essentielles nous rappellent combien la nature est guérisseuse. L’orgue des fragrances est dirigé d’une main de maître par un chef d’orchestre passionné et à l’écoute de la moindre dissonance.
Ting, bon, ting. Boooong.
Au pied de l’arbre une conversation d’un genre particulier s’engage. Les sages se sont posés au sol et nous proposent de faire leur connaissance. Ronds, de tailles variables, ils sont prêts à répondre à nos interrogations. Mailloche en main, notre question vient frapper ou effleurer délicatement le bol qui aussitôt répond par un son puissant ou une vibration chantée. La fontaine des fées voit ses eaux cristallines se muer en fines gouttelettes qui jaillissent en un feu d’artifice, rendu scintillant par les rayons du soleil qui filtrent à travers la canopée. Un filet d’eau se fait entendre. Portés par ce ruissellement, nous embarquons pour une évasion sonore qui nous transporte très vite sur les bords de mer. Le bruit du ressac nous berce. Nos pieds baignent dans l’écume des vagues. Nous profitons de ce bain de verdure pour nous laisser aller. Les sages nous accompagnent. L’âme du monde chante et résonne tout autour de nous. Elle voyage en flottant avec grâce sur la mélodie d’une flûte indienne. Sa voix sait prendre différentes tonalités pour qui veut bien tendre l’oreille et l’écouter. Nos corps s’endorment, lévitent, se dissolvent. L’âme toujours reste en éveil. Elle fusionne avec le rythme du monde, avec sa musicalité. Un cercle de lumière blanche nous unit et tournoie au-dessus de nos têtes. Nos énergies sont en symbiose. Nous sommes hors du temps. En suspend. Dans l’instant présent. Puis le voyage touche à sa fin. Notre conscience regagne notre corps. Les sensations reviennent. Le vent et le soleil caressent à nouveau notre peau, notre écorce. L’enveloppe terrestre revient à la vie, régénérée. L’acuité des sens est aiguisée. L’esprit est calme. Apaisé.
Yin !
Philosophie de l’être. Se poser. Respirer. Devenir la posture. Mère Teresa, Khalil Gibran, et autres grands maîtres bouddhistes, nous ramènent à l’essentiel. À l’instant présent. Le seul qui compte. Le passé n’est plus. Le futur n’est pas à imaginer. Ne rien attendre et tout arrivera. Le monde animal s’invite à son tour : le crocodile, le chien qui se mord la queue…le sphinx. Nous sommes les questions et les réponses aux énigmes de notre existence. Notre enfant intérieur le sait. Il prend sa posture d’enfant rieur et s’amuse de notre mutisme face à une vérité si simple, si évidente. Il n’a jamais quitté l’instant présent, lui. Si seulement nous le laissions nous aider à préserver cet ancrage dans notre quotidien. Le son de son rire cristallin restaure la joie dans nos cœurs. Aum. Aum. Aum. L’enfant rieur est le son originel, il vit en nous et guette la moindre occasion de nous faire pétiller de vie.
Namaste !
À présent, entre dans la danse à ton tour ! Fais-nous sautiller, glisser sur l’herbe, voler tel un oiseau. Amusons-nous, en toute insouciance, sur la plage abandonnée, avant de nous séparer dans un dernier…Namaste.

Il en faut peu...

Il en faut peu…
…pour voir la feuille morte s’envoler de l’arbre
…pour pousser le nuage qui voile le visage souriant du soleil
…pour sentir la main du vent nous caresser délicatement la peau

Il en faut peu…
…pour permettre le chant des oiseaux
…pour faire bruisser joyeusement les arbres
…pour soulever le cerf-volant et le faire glisser dans les airs

Il en faut peu…
…pour faire danser les fleurs sauvages dans les champs
…pour transformer le froid de l’hiver en bise
…pour faire vaciller la flamme chaleureuse d’une bougie

Il en faut peu…
…pour faire tourner le moulin à vent arc-en-ciel dans le jardin
…pour dessiner des ombres et des lumières sur les murs de la maison
…pour faire ondoyer la mer en vagues discrètes

Il en faut peu…
…pour permettre aux oiseaux de planer au-dessus de leur proie
…pour soulever la poitrine de nouveau-né pour la première fois
…pour sentir ton amour me caresser le cou

Il en faut peu…
…pour bercer le monde et lui donner vie.

Il suffit juste…d’un peu d’air.

Trésor le gardien

    Il était une fois un petit chien tout noir, adorable, qui était toujours d’humeur joyeuse. Ce petit chien était rigolo en toute saison : en hiver il sautillait dans la neige, la queue toute frétillante, et en été il courait à perdre haleine sur la plage. Il vivait dans une famille chaleureuse qui lui procurait câlins et bisous à foison. Il y recevait beaucoup d’amour. Mais ce que cette famille ne savait pas, c’était que leur petit chien avait un secret. Et ce secret, je m’en vais à présent vous le raconter…

    J’ai fait la connaissance de ce petit chien il y a quelques années lorsqu’en pleine cavalcade sur la plage un petit garçon le pointa du doigt et s’écria :
- C’est lui maman, c’est le petit chien dont je t’ai parlé et qui est venu me voir !
La maman ainsi interpellée leva les yeux en direction du chien, sourit en le voyant lancé dans une course effrénée, et poursuivit sa balade en compagnie de son petit garçon. Visiblement elle ne voulait contredire son fils même si en son for intérieur elle s’amusait de son imagination débordante. Dans les semaines et les mois qui suivirent, tandis que je voyais régulièrement ce chien, d’autres enfants interpellaient leurs parents, affirmant tous avoir vu ce chien leur rendre visite. Chaque fois la réaction des parents étaient la même, bien que certains se soient parfois pris au jeu de leur enfant en le questionnant davantage :
« Ah c’est lui ! Et quand t’a-t-il rendu visite déjà ? Rappelle-moi ? », ponctuant ce dialogue par « Et que t’a-t-il dit ? » ou « Et avez-vous joué ? », « Êtes-vous allés vous balader ? ».
Les réponses de leur cher bambin avaient le don de les faire sourire, ils se souvenaient comme il était bon d’être si innocent et rêveur.
    De mon côté je m’étonnais que tant d’enfants affirment avec sérieux avoir déjà vu ce chien qui visiblement était inconnu de leur parents. C’est alors que je mis à écouter plus attentivement les réponses qu’ils fournissaient à leurs parents à propos de cette rencontre. Certains assuraient avoir reçu sa visite à plusieurs reprises. D’autres disaient qu’il était venu sous la forme d’un petit ange avec des ailes dans le dos et une auréole au-dessus de la tête. D’autres encore expliquaient avoir parlé avec lui de leurs rêves. Enfin tous s’accordaient pour dire qu’il était très gentil et qu’ils étaient amis avec lui. Quel discours étrange ! D’autant qu’en dehors de ce chien, aucun point commun ne semblait lier ces différents enfants. Piquée par la curiosité, je voulais absolument élucider ce mystère. Alors je me suis mise à discuter avec ces enfants et leurs parents, parents qui au début ne comprenaient pas que je puisse accorder un quelconque crédit aux élucubrations de leurs enfants. Au cours de ces échanges je découvris un fait singulier qui semblait relier ces enfants. Tous avaient été hospitalisés plus ou moins récemment. C’est lors de cet événement qu’ils avaient rencontré le petit chien noir.
    C’est ainsi que je commençai à recueillir leurs témoignages. Le petit chien leur était apparu à tous la nuit, lorsque tout le monde dormait. Il était entré dans leur chambre, avait sauté sur leur lit, s’était approché pour que l’enfant lui fasse un câlin, puis s’était assis sur le lit, queue frétillante et yeux malicieux. Avait alors commencé une conversation dans laquelle l’enfant parlait de ses peurs face à une opération à venir, ou face à une maladie, l’inquiétude de leurs parents qu’ils ressentaient très, très fort – ou « cré, cré fort » comme le disaient les plus petits. Le petit chien noir les rassurait en entendant leurs pleurs et en apaisant leur petit cœur. Pour ce faire il les amenait à parler de leurs rêves : aller dans l’espace, soigner des animaux, devenir cowboy, vivre dans un château comme un chevalier, devenir fermière, être une fée qui d’un coup de baguette magique fait disparaître toute la souffrance dans le monde….les rêves ne manquaient pas ! Et pendant qu’ils rêvaient les enfants ne pensaient plus à leurs problèmes. Ils étaient heureux, affichaient un sourire radieux et retrouvaient l’espoir.
    Au petit matin, avant de partir, le petit chien noir et les enfants se serraient la pince, marquant ainsi le début d’une belle amitié, puis le chien s’envolait, ailes déployées et auréole scintillante au-dessus de sa pette tête. Et lorsque le chien remarquait que l’enfant n’allait plus avoir besoin de visite, il leur confiait un dernier secret. Il les regardait droit dans les yeux et dans un sourire chaleureux il leur disait :
« Quand tu rêves éveillé tes yeux pétillent et tu oublies tes soucis. Les rêves rendent fort et permettent de surmonter toutes les difficultés de la vie. Se sont tes plus précieux trésors. Accroche-toi à eux et tu triompheras toujours de tout. Et si un jour cela te paraissait trop difficile, dis mon nom et tous tes rêves te reviendront. »
Chaque enfant posait alors la même question tandis qu’il s’approchait en volant de la porte de la chambre :
- Quel est ton nom petit ange ?
Et le chien répondait :
- Trésor !
    
     C’est ainsi que je découvris le plus beau des secrets, qui était aussi le plus beau des trésors : celui d’un petit chien qui venait redonner courage à des enfants malades, que parfois les paroles des adultes ne parvenaient pas à consoler. Il les aidait à garder vivant leurs rêves au plus profond de leur petit cœur pour qu’un jour, enfin guéris, ils puissent les faire devenir réalité !

Larme grâcieuse

Suspendue au bord d’une feuille, dans un équilibre frêle et instable, j’attends que l’on vienne me cueillir. Je regarder le soleil qui se retire de la scène céleste, ses derniers rayons s’inclinant pour la saluer le monde prêt à s’endormir, avant que le rideau de nuages vaporeux ne tombe sur l’horizon. Depuis mon promontoire vert qui borde l’étang, j’admire mon reflet. Les eaux miroitantes ondulent dans une danse voluptueuse impulsée par le vent, les trémolos aquatiques servant d’écho aux vagues à l’âme de la terre. Un être s’approche. Ses pieds foulent l’herbe humide du soir. Tête baissée, les bras le long du corps, des larmes coulent sur son visage. Il s’assoit au bord de l’eau. Son corps se recroqueville et se met à trembler sous les coups violents de soubresauts saccadés. Une tempête y fait rage. L’être se penche au-dessus de l’eau et y mire son reflet. Les nuages viennent voiler son regard habituellement limpide à mesure que celui-ci plonge dans les profondeurs de cette psyché naturelle, jusqu’à se déposer sur la vase. Les mains écrasent chaque larme qui tente de rejoindre ces eaux lacrymales. Mais rien n’y fait. Le flot est plus fort et les larmes ruissellent sur ses joues avant de plonger dans le grand bain. La surface se trouble. Des ronds se forment ici, et là. Partout. Des ronds, encore des ronds. Tout tourne en rond. Tout, sauf moi. Moi, je contemple ce spectacle d’en haut, et c’est là que l’être me voit. Il relève la tête, se tourne, parcourt du regard la canopée et s’immobilise en m’apercevant suspendue à cette feuille. Il se lève, s’approche et se poste devant moi. Il me fixe intensément. Sentant de nouvelles larmes prêtes à perler, il les recueille du bout des doigts et les projette, telles des éclaboussures de peintures, sur la toile végétale qui l’environne. L’effet est immédiat. Le monde se mue en une œuvre impressionniste. Comme il est beau de voir les larmes éclaircir les tableaux les plus ténébreux et mélancoliques de notre vie en en diluant les teintes les plus sombres, les lavant de nos états d’âmes. Le cœur s’allège, l’être respire de nouveau. Il esquisse un sourire et son regard se dé-voile. Il revient vers moi, s’étire vers le ciel, en équilibre sur la pointe des pieds, tend son index aussi haut que possible et vient me cueillir. Nous regagnons ensemble la terre ferme. Émerveillé, il me fait courir le long de ses doigts avant de me laisser redessiner la ligne de vie qui sillonne la paume de sa main. Je m’enroule ensuite autour de son poignet, tel un ruban et caresse son avant-bras. Puis je glisse jusque ses épaules, devenant l’espace d’un instant une couverture douillette qui l’enveloppe avec douceur. Nous restons comme cela un moment, dans notre bulle, flottant hors du temps. Je regagne le creux de sa main et m’élance dans les airs. De peur de me voir m’écraser au sol et disparaître dans la boue, il tend son autre main et me rattrape au vol. Mais le répit est de courte durée car voilà que je m’élance à nouveau, passant d’une main à l’autre, invitant ainsi mon hôte dans un numéro de jonglage improvisé. Il se prête rapidement au jeu et ses yeux pétillent. Il se met à rire aux éclats lorsque je m’amuse à ne pas redescendre tout de suite ou à changer de trajectoire, l’entraînant dans des cabrioles et des postures acrobatiques fort improbables. Que de légèreté ! L’être ne ploie plus sous le poids des vicissitudes de la vie. Au contraire, il a retrouvé l’allégresse de l’innocence et l’ivresse de la joie. Il suit le flot de la vie au gré des vagues qui montent et redescendent pour mieux remonter ensuite. Tout est question d’équilibre et de fluidité. D’harmonie avec le monde. Dans ce dialogue pas besoin de mots. Être dans l’instant présent, en pleine conscience de la vie qui circule en nous et autour de nous, suffit. Il me fait glisser le long de son corps en me suivant du regard afin de veiller à ce que jamais je ne tombe. Nous évoluons dans une chorégraphie unique et éphémère, dont nous ne connaissons pas le prochain mouvement. Guidés par l’inédit, tout n’est que liberté, découverte, et surprise ! Il finit par me faire revenir au creux de sa main, et m’enveloppe de la seconde. Je suis à présent dans un écrin, protégée telle un trésor précieux. Il entrouvre légèrement les mains, m’approche de sa poitrine, et me dépose au creux de celle-ci. À l’intérieur, un rythme sourd et répétitif résonne et me fait vibrer tant il est puissant. Je suis dans son cœur. Larme issue du ciel, symbiose entre un rayon de soleil et une goutte de pluie, je viens remplacer les larmes de tristesse qui jadis occupaient les lieux. Je me mêle au flux, je tournoie, me laisse emporter. Je vibre et fais vibrer l’être que j’habite. Ça y est : je suis vivante !

Damagée

Vous êtes-vous déjà retrouvé enfermé dans un tableau ? Non ? Eh bien moi, oui. C’était lors d’une journée ordinaire. Je sortais de la bouche de métro, mes écouteurs entonnaient l’Ave Maria de Schubert, lorsque, gagnant le trottoir…plus de musique. Je regardai mon téléphone, écran noir. Je levai les yeux, stupéfaction. Toute la rue était en arrêt sur image. Le ballet chorégraphié de la circulation, ponctué à l’accoutumée d’une cacophonie de klaxons et d’injures, était paralysé. Les effluves nauséabonds du métro, mêlés aux relents pestilentiels des gaz d’échappement, avaient laissé place à une chaleur moite irrespirable. L’air frais du printemps renaissant avait vidé les lieux. L’agitation frénétique des passants, simples habitants du quartier ou touristes, avait cessé : plus de gens qui cherchent leur route, avec ou sans carte, plus de conversations animées, plus de rires. Même les oiseaux, que l’on peinait habituellement à entendre dans ce capharnaüm urbain, étaient étrangement muets. Une chape de silence plombait la ville. Au centre du tableau, le coin de la rue où tous s’étaient regroupés autour d’une vieille dame voûtée, tout de blanc vêtue, en proie à des souffrances indicibles. Son ossature craquait, elle était envahie d’une fièvre dévorante et son corps était perforé. En la voyant, mon cœur se serra. Je me sentis transpercé de part en part par une flèche acérée, laissant dans son sillage la douleur vive et lancinante de la chair qui se déchire et vole en éclats. Des secouristes se tenaient à son chevet. Ils se sentirent très vite impuissants. Dans cette scène, des gens accouraient de toute part pour rejoindre l’attroupement et s’enquérir de la situation, d’autres pointaient la vieille dame du doigt, certains levaient les yeux au ciel tandis que d’autres, au contraire, les fermaient pour se recueillir et prier. La nuit enveloppait peu à peu la ville de son long manteau de velours noir, duquel même les étoiles s’étaient retirées. Tout était ténébreux et lugubre. Seul dominait au-dessus de la dame, un rougeoiement vif et ardent, étouffé par un brouillard incandescent. L’atmosphère embrasée était suffocante. Le tableau changea. Le corps de l’aïeule se contorsionna en de violents soubresauts. Tout le monde retint son souffle. Finies les vibrations souterraines du métro. Une onde d’effroi parcourut les entrailles de la terre, trouvant écho en chacun. Tous avaient peur. Peur que cette grande dame ne s’éteigne définitivement pour redevenir poussière. La gorge étranglée, la poitrine hoquetant sous les sanglots, les yeux clos, ils priaient. Leurs larmes ruisselaient abondamment, se mêlant à celles versées par les secouristes. Tous fixaient avec fébrilité ce symbole de quiétude, de vie, d’amour inconditionnel, d’invulnérabilité face au Temps. Aide, bénédiction, faveur, cette dame drapée de dentelle les accordait à quiconque franchissait son seuil. Aussi la tragédie poignante de son agonie transcendait-elle le chœur du monde entier. Au son des psalmodies profondes, les étoiles qui s’étaient éclipsées vinrent illuminer les lampadaires et irradier le cœur des Hommes – ravivant la flamme d’une foi indéfectible, renouant avec la majesté de l’univers. Tous attendaient. Emplis d’espoir, ils voulaient encore croire aux miracles. Aux lumières du petit jour, le tableau se mua en un triptyque. Les petites étincelles de vie attisées en chacun eurent raison de l’étincelle qui mit le feu aux poutres de ce merveilleux édifice. Les larmes vainquirent les flammes qui avaient menacé les tours de cette dame âgée. Les prières furent autant de cloches sonnées et de notes jouées sur le grand orgue de cet emblème de la ville. Leurs voix s’élevèrent en un Ave Maria éclatant et retentissant, semblable à celui de Schubert que j’écoutais avant que tout ne commence. Le ciel érubescent à l’arrivée de Phœbus annonça, à quelques jours de Pâques, une résurrection flamboyante. Notre Dame était sauvée.

Audition du silence

Elle le tenait enfin ! Ce n’était pas faute de l’avoir cherché longuement mais chaque fois il lui avait échappé. Il faut dire qu’il est plutôt insaisissable, se laissant difficilement approcher. Quoiqu’approcher ne soit pas vraiment le terme adéquat. Apprivoiser serait plus juste. Il y a quelques jours de cela elle avait lancé un appel désespéré et les candidats s’étaient bousculés au portillon de son esprit. La première à s’être présentée répondait au nom de Stella. Elle était rayonnante, pleine d’énergie et très chaleureuse. Sa vie se résumait à guider les voyageurs, à faire l’objet d’études scientifiques ou encore à se refléter dans les yeux des gens. Elle évoluait dans un monde dans lequel aucun son n’existe rendant toute communication…impossible. La jeune femme considéra Stella quelques instants puis finit par lui dire : -Désolé Stella mais ton silence n’est pas celui que je cherche. Il est si …indicible que je ne peux le retranscrire. Stella n’entendit aucun mot bien sûr mais sut au regard de son interlocutrice qu’elle n’était pas retenue. Elle rejoignit sa constellation, à jamais prisonnière du silence de l’univers. La jeune femme, elle, se retrouva à nouveau seule face à sa page blanche. Silence. Au loin, un homme apparut. Il avait une allure fantomatique. Tandis qu’il s’approchait elle vit qu’il s’agissait d’un artiste. Il affichait un air triste. Il lui conta sa vie : une femme, deux enfants, une vie professionnelle réussie. Il semblait avoir tout pour être heureux. Et pourtant. Au lieu d’être radieux comme Stella, il avait le regard éteint – habité par un trou noir qui engloutissait chaque étincelle de bonheur : - Malgré les notes que je joue, et auxquelles je donne vie, je suis cloîtré dans un silence mortifère, voyez-vous. C’est pourquoi je me suis dit que mon silence vous intéresserait peut-être. - Votre histoire est attachante je dois l’admettre mais ce n’est malheureusement pas ce que je recherche. Néanmoins je garde votre candidature, on ne sait jamais, cela peut évoluer. Le musicien reprit ses notes et sa tristesse, tourna les talons et s’éloigna la tête et le regard baissés. Sans autre mot. Il vivait dans le silence de la résignation. Sa vie ne lui plaisait pas, les choix passés n’avaient finalement pas tous été les bons. Mais que faire ? Rien. Silence. Retour à la page blanche. Arriva alors un homme des plus singuliers. Barbu, habillé en blanc et qui ne portait pas de chaussures. Il se présenta sans piper mot. Elle attendit qu’il entame la conversation. Il resta là, immobile. Puis il se mit à même le sol et commença à écrire. Elle se pencha et commença à déchiffrer ce qui germait sous ses yeux. Une étoile brillante, deux animaux, des rois, un baptême, un fleuve, des paysages désertiques, des pécheurs, des pêcheurs, des marchands, un mariage, du vin, du pain, du poisson, des guérisons, une montagne, un jardin avec des oliviers, un romain, une croix, des clous, la mort, la vie, les cieux. Elle comprit. - On me connaît surtout pour mes paroles alors que le plus important réside dans ce que je n’ai pas dit, finit-il par confier. - Es-tu Jésus ? demanda-t-elle - Tu le dis. La phrase qui résume à elle seule le silence. Dire dans le non-dit. - L’ennui, reprit-elle, c’est que je ne peux racont- Il leva la main droite pour l’interrompre et s’approcha. Dans un geste de bénédiction il apposa sa main sur le cœur de la jeune femme. Son esprit se tut. Tout ne fut plus que silence. … C’est là qu’elle le trouva, ce trésor éthéré qu’elle avait désespérément cherché. Il était là, devant elle. Elle vivait une rencontre toute en intimité, dans un écrin feutré. Les mots étaient superflus, tout passait par les émotions. Elle était hors du temps. Elle évoluait dans cet espace où l’on ferme les yeux pour mieux entendre… le cœur. Ce cœur qui soudain s’irradie. Ce cœur qui se met à vibrer aux notes célestes et profondes de la voix d’Erato. Ce cœur qui connaît enfin la félicité d’être transcendé par l’inspiration. Elle savourait ce moment rare que trop d’écrivains zappent, pressés de coucher leur création sur le papier. L’instant situé après l’angoisse de la page blanche et l’intense recherche d’idées. Le moment d’avant la création, où tout n’est que silence, avant que l’explosion des particules verbales ne se mue en un univers foisonnant et chatoyant. Oui, elle le tenait enfin. Elle avait attrapé…un silence. Son silence.