lundi 13 juillet 2020

Damagée

Vous êtes-vous déjà retrouvé enfermé dans un tableau ? Non ? Eh bien moi, oui. C’était lors d’une journée ordinaire. Je sortais de la bouche de métro, mes écouteurs entonnaient l’Ave Maria de Schubert, lorsque, gagnant le trottoir…plus de musique. Je regardai mon téléphone, écran noir. Je levai les yeux, stupéfaction. Toute la rue était en arrêt sur image. Le ballet chorégraphié de la circulation, ponctué à l’accoutumée d’une cacophonie de klaxons et d’injures, était paralysé. Les effluves nauséabonds du métro, mêlés aux relents pestilentiels des gaz d’échappement, avaient laissé place à une chaleur moite irrespirable. L’air frais du printemps renaissant avait vidé les lieux. L’agitation frénétique des passants, simples habitants du quartier ou touristes, avait cessé : plus de gens qui cherchent leur route, avec ou sans carte, plus de conversations animées, plus de rires. Même les oiseaux, que l’on peinait habituellement à entendre dans ce capharnaüm urbain, étaient étrangement muets. Une chape de silence plombait la ville. Au centre du tableau, le coin de la rue où tous s’étaient regroupés autour d’une vieille dame voûtée, tout de blanc vêtue, en proie à des souffrances indicibles. Son ossature craquait, elle était envahie d’une fièvre dévorante et son corps était perforé. En la voyant, mon cœur se serra. Je me sentis transpercé de part en part par une flèche acérée, laissant dans son sillage la douleur vive et lancinante de la chair qui se déchire et vole en éclats. Des secouristes se tenaient à son chevet. Ils se sentirent très vite impuissants. Dans cette scène, des gens accouraient de toute part pour rejoindre l’attroupement et s’enquérir de la situation, d’autres pointaient la vieille dame du doigt, certains levaient les yeux au ciel tandis que d’autres, au contraire, les fermaient pour se recueillir et prier. La nuit enveloppait peu à peu la ville de son long manteau de velours noir, duquel même les étoiles s’étaient retirées. Tout était ténébreux et lugubre. Seul dominait au-dessus de la dame, un rougeoiement vif et ardent, étouffé par un brouillard incandescent. L’atmosphère embrasée était suffocante. Le tableau changea. Le corps de l’aïeule se contorsionna en de violents soubresauts. Tout le monde retint son souffle. Finies les vibrations souterraines du métro. Une onde d’effroi parcourut les entrailles de la terre, trouvant écho en chacun. Tous avaient peur. Peur que cette grande dame ne s’éteigne définitivement pour redevenir poussière. La gorge étranglée, la poitrine hoquetant sous les sanglots, les yeux clos, ils priaient. Leurs larmes ruisselaient abondamment, se mêlant à celles versées par les secouristes. Tous fixaient avec fébrilité ce symbole de quiétude, de vie, d’amour inconditionnel, d’invulnérabilité face au Temps. Aide, bénédiction, faveur, cette dame drapée de dentelle les accordait à quiconque franchissait son seuil. Aussi la tragédie poignante de son agonie transcendait-elle le chœur du monde entier. Au son des psalmodies profondes, les étoiles qui s’étaient éclipsées vinrent illuminer les lampadaires et irradier le cœur des Hommes – ravivant la flamme d’une foi indéfectible, renouant avec la majesté de l’univers. Tous attendaient. Emplis d’espoir, ils voulaient encore croire aux miracles. Aux lumières du petit jour, le tableau se mua en un triptyque. Les petites étincelles de vie attisées en chacun eurent raison de l’étincelle qui mit le feu aux poutres de ce merveilleux édifice. Les larmes vainquirent les flammes qui avaient menacé les tours de cette dame âgée. Les prières furent autant de cloches sonnées et de notes jouées sur le grand orgue de cet emblème de la ville. Leurs voix s’élevèrent en un Ave Maria éclatant et retentissant, semblable à celui de Schubert que j’écoutais avant que tout ne commence. Le ciel érubescent à l’arrivée de Phœbus annonça, à quelques jours de Pâques, une résurrection flamboyante. Notre Dame était sauvée.

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