lundi 13 juillet 2020

Nature morte

    En arrivant j’ai vu que mon petit-fils était déjà là. Je suis donc entré le plus discrètement possible et me suis posté dans un coin pour l’observer. Il se tenait debout près de la fenêtre, devant une table sur laquelle se trouvaient divers objets et il fixait ceux-ci, un à un. Son regard se porta tout d’abord sur ma boussole. Elle était posée au bord de la table, ouverte, prête à l’emploi. Elle était noire et dorée avec, par endroits, des reflets nacrés. Il la prit en main et la contempla sous toutes ses facettes. Puis il nota que les signes marquant les points cardinaux étaient quelque peu effacés par l’usure et que cela formait des signes étranges, comme venus d’un autre monde. Il serrait cet objet si fort qu’on eut dit qu’il cherchait à y trouver l’empreinte de ma main. J’avais envie de m’approcher, de partager cet instant avec lui mais je sentais qu’il était préférable de rester à l’écart, du moins pour l’instant. Je le vis ouvrir le coffret posé sur mon bureau et y ranger la boussole.
     Ensuite, il retourna vers la table et prit…la lettre. Elle était décachetée et le souvenir d’un sceau de cire rouge marquait son caractère officiel. De son autre main, il se saisit de la plume blanche qui me servait à rédiger mes différents rapports et compte-rendu. Là encore, j’eus l’impression qu’il ressentait tous les mots que ma plume avait pour mission de rendre vivants. Il déplia la lettre précautionneusement et en commença la lecture. Plus il progressait dans sa lecture, plus je voyais ses yeux s’écarquiller jusqu’à se transformer en un sourire d’amusement qui finit en un éclat de rire dont il eut du mal à se remettre. Il prit le temps de se recentrer sur la raison pour laquelle il se trouvait ici et déposa la lettre ainsi que la plume dans le coffre. Il se figea un moment. De toute évidence, cela le mettait mal à l’aise de m’enlever ces objets. Il inspira profondément, ferma les yeux, les rouvrit et se dirigea de nouveau vers la table pour y prendre les derniers éléments qu’il lui fallait emporter. Il en restait trois. Un crâne, une bougie allumée, et un perce-neige séché. Il déglutit et souleva le crâne. Celui-ci n’avait plus de nez et était dépourvue de sa mâchoire inférieure.

- Qui es-tu vraiment, toi, ‘la mort’ ? lui demanda-t-il.

Il attendit quelques instants, mais rien, ‘la mort’ restait silencieuse.

- J’aurais dû m’en douter, tu ne me répondras pas plus qu’à grand-père. C’est pas grave, j’aurais essayé. Je vois qu’il avait raison ‘ tant qu’on ne lui rendra pas le reste de sa mâchoire, la mort restera un mystère pour les hommes. Et étant donné qu’on ne sait pas dans quelles circonstances cette mâchoire a été perdue, on n’est pas prêt d’avoir la réponse. C’est pourquoi il faut vivre avec ce mystère toute sa vie’. Tu es malin comme un singe, papy.

J’étais content, depuis ma cachette, de constater qu’il restait quand même quelque chose de nos discussions. Puis le crâne rejoignit ses compagnons dans le coffret. Il ne manquait plus que le perce-neige. Il avait beau être séché, il s’en dégageait une fraîcheur intense, si dense, qu’on eut dit qu’il venait à peine d’être cueilli. C’était ma fleur préférée, celle de la renaissance, de l’espoir. Cette force de la vie qui, chaque année, porte un coup fatal à l’hiver, se retrouvait désormais enfermée dans une boîte, sur le point de quitter mon quotidien. Mon petit-fils pressa fermement le coffret contre son cœur et se dirigea vers la porte.
     Je fus saisi d’horreur et décidai d’intervenir. Je passai fugacement près de la bougie créant un courant d’air qui en éteignit la flamme et, au passage, je bousculai intentionnellement la table. La bougie manqua de tomber. Mon petit-fils, surpris, se retourna et se précipita pour la rattraper, de peur qu’elle ne se brise au contact du sol.

- Merci mon petit, lui dis-je.

Il se figea sur place, comme pris sur le fait. Puis, il finit par me répondre :

- Tu es là grand-père ?
- Oui.
- Alors, c’est vrai ?
- Je te l’avais bien dit ! D’ailleurs, heureusement que je suis revenu car tu allais oublier l’essentiel. - Ah, oui…la bougie, désolé, répondit-il un peu gêné. - Ce n’est rien ? Je comprends. Tu es un peu bouleversé. En tout cas, je te remercie d’avoir bien voulu te charger de cette tâche ingrate. - De rien grand-père. En échange, je voudrais te demander quelque chose. - Je t’écoute. - Reviens me dire si cela a au moins servi à quelque chose.
- Promis !

Il se remit en marche et, avant de sortir, me dit :

- Quand même, y a que toi qui pouvais demander qu’on mette dans ton cercueil, tel un pharaon, de quoi te guider dans l’autre monde et de faire entrer au paradis !
- Ben quoi ? Je voulais faire une dernière expérience. Il me semble logique d’utiliser ce qui nous est utile ici-bas, du temps de notre vivant, à savoir lumière et boussole, pour voir si ça peut aussi nous orienter de l’autre côté !
- Bien sûr… En tout cas, culottée ta lettre à Saint Pierre ! J’espère qu’il te laissera entrer !
- Moi aussi, mon petit. - Il me reste toutefois une question…
- Oui ?
- Pourquoi tiens-tu à emmener le crâne ?
- Ah, ça ?! Ben, pour voir si sa mâchoire ne se trouve pas là-haut ! Après tout c’est le seul endroit où on n’a pas encore pensé à regarder, non ?!

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