Tolkien : créateur des créatures
de l’Anneau
(Conférence
donnée le 15 décembre 2017 à Dunkerque en partenariat avec l’association les Littoerales)
Quiconque
a vu, ou lu, Le Seigneur des Anneaux
ou Le Hobbit, ne peut que noter le
foisonnement de créatures qui peuplent la Terre du Milieu. Force est de
constater également que certaines de ces créatures nous sont particulièrement
familières puisqu’elles ont habité, fut un temps, les mondes imaginaires de
notre enfance par le biais des contes de fées. D’autres, en revanche, insolites
et surprenantes, nous sont totalement inconnues. Comme pour tout élément
constitutif d’une mythologie, les créatures fantastiques répondent à un besoin d’expliquer
le monde environnant et les phénomènes qui le constituent, phénomènes qui, à
plus d’un titre, laissent l’Homme perplexe. De ce fait, ce dernier ne peut que
partir de cette toile de fond et l’agrémenter de créatures plus ou moins
anthropomorphes, plus ou moins familières à celles qu’il rencontre dans la
nature, et y apporter des ajouts, ou des modifications, afin d’illustrer les
réalités de ce monde complexe et mystérieux. Partant de là, la créature qui surgit
revêt des attributs qui retranscrivent tant les ressentis que la vision du
monde de son créateur. Si nous nous penchons sur le cas de J.R.R Tolkien, nous
sommes en droit de nous demander quel besoin se trouve à l’origine de l’invention
de créatures telles que le Hobbit, les Nazgûls, ou encore les Balrogs. De quels
phénomènes sont-elles les manifestations et quel dessein servent-elles
dans la mythologie de Tolkien ?
Tout
est parti des langues… Avant d’être un écrivain Tolkien était un philologue. Il
étudiait et enseignait les langues anciennes. Cette passion l’a gagné très
jeune puisque dès l’âge de 15 ans il s’amusait déjà à inventer des langues. Au
fil de ses recherches au cœur des récits anciens il croisait des êtres, connus
ou inconnus, et découvrait plus avant la mécanique des langues qui leur
donnaient vie. Il croisa ainsi des mots qui, de par leur sens premier,
donnèrent naissance à des créatures, tel que le mot ‘ent’, qui en vieil anglais
signifie ‘géant’. Comme Tom Shippey l’indique, le fait qu’aujourd’hui ces
géants soient une race éteinte a contribué à sceller leur destin dans l’univers
de Tolkien. Ils deviendront des arbres-gardiens géants, implantés en Terre du
Milieu depuis la nuit des temps (comme l’atteste la présence et l’origine
lointaines de leur nom dans les textes en vieil anglais), et qui s’éteindront à
la fin du Troisième Âge, avec la destruction
de l’Anneau. L’on pourrait alors croire que Tolkien procédait de façon
classique en couchant sur papier les personnages et êtres qui lui venaient
à l’esprit et qu’ensuite il allait chercher de plus amples détails quant à
l’aspect physique de ces créatures pour être le plus fidèle possible au canon. Or,
la plupart du temps ce qui guidait et motivait Tolkien dans ses choix c’était
le fait qu’il inventait d’abord une langue, puis qu’il s’interrogeait sur le
type de créatures qui pourrait bien la parler. Il ne savait pas d’avance
quelles créatures feraient partie de son monde. En puisant dans ces lectures,
il associait donc la sonorité des langues qu’il avait élaborées aux noms qu’il
croisait, à leur histoire et à leur sonorité oubliée. Pour lui, la manière dont
une langue sonnait était évocatrice de la nature bienfaisante ou maléfique de
ladite créature, selon que ses accents étaient doux ou plus gutturaux, voire durs.
De ce fait, une créature n’était pas uniquement constituée de traits physiques
caractéristiques, son identité tenait également à la langue qu’elle parlait.
La
Grande- Bretagne ayant subi de nombreuses invasions chaque peuple y a laissé
une trace de son passage dans de nombreux domaines. Ce sont justement ces
trésors que Tolkien voulait déterrer et ressusciter au fil de ses recherches. Plus
il découvrait de nouveaux textes, plus il accédait à la richesse et à la
diversité de l’histoire littéraire, linguistique et légendaire de son pays.
Avec toutefois un petit bémol… En effet, il constata rapidement que toutes ces
sources étaient éparpillées et ne formaient pas un seul et même corpus. Elles
ne formaient pas une unité. Il entreprit alors de les rassembler, de reconstituer, de reconstruire, ce corpus
et ainsi de rétablir une mythologie britannique digne de ce nom. Bien entendu cela
ne pouvait se faire sans le recours aux créatures fantastiques peuplant les
récits des invasions passées. Tolkien n’appréciait pas le fait que celles-ci
aient été réduites à de simples personnages de contes de fées, tout juste bonnes
à divertir les enfants et à ne pas être prises au sérieux. Il avait à cœur de
restaurer le fait qu’elles aient existé dans l’imaginaire collectif de
l’humanité, et à plus petite échelle, leur importance dans la culture
britannique. C’est en cela qu’elles font partie de l’histoire de ce peuple. A
travers, son œuvre Tolkien rétablit cet usage de l’imagination et montre qu’il
est encore possible de rattacher ce passé lointain au monde présent.
Pour
ce faire, même si son imagination déborde de créations originales, Tolkien,
dans un premier temps, se voit obligé de faire appel aux créatures déjà connues
du public afin de faire adhérer son lectorat et que la présentation de
nouveautés ne soit pas déroutante ou incongrue. Cette première étape dans
l’élaboration de son monde justifie donc la présence des elfes, des trolls, et des
nains (créatures anthropomorphes auquel le lecteur sera plus sensible). Ceci
sans oublier également le dragon, créature encore présente dans l’imaginaire
collectif puisqu’il occupe une place de choix dans un ouvrage connu de tous :
à savoir la Bible. Toutefois, ne mentionner que ces créatures serait réducteur.
En effet, lorsque l’on s’intéresse aux autres récits de son œuvre, nous
croisons au fil des pages d’autres créatures qui nous sont tout aussi
familières telles que les araignées, les loups-garous et même…les vampires. Certes,
loups-garous et vampires occupent une place mineure mais ils contribuent
néanmoins, à leur échelle, à l’élaboration de l’histoire de la Terre du Milieu.
Ainsi même s’il se limite à ce premier choix de créatures connues, il ne décide
pas pour autant de débuter ses récits par une mise en avant de ces peuples. Ils
sont déjà connus, il préfère donc mettre en avant des créatures oubliées, voire
totalement inédites. N’oublions pas que le
Hobbit ainsi que le Seigneur des Anneaux
commencent tous deux chez les…hobbits. Le hobbit remplit une double
fonction. De par sa petite taille il permet au lecteur, lorsqu’il s’agit d’un
enfant, de s’identifier à lui et d’avoir un modèle de héros qui malgré cette
taille triomphe des obstacles. Du côté du lecteur adulte, le hobbit représente
l’Anglais rural qui tient à son indépendance et qui ne souhaite surtout pas se
faire dicter sa conduite par quelque partisan du progrès. Cette créature fait figure
d’anachronisme dans l’œuvre de Tolkien car elle transporte un Anglais du XIXè
siècle dans un lointain passé. En cela, elle permet au lecteur contemporain de
Tolkien de pénétrer plus facilement ce monde oublié. Les hobbits sont donc le
pont qui permet de lier passé et présent. Commencer les deux récits chez ces
petites créatures reste toutefois un pari plutôt risqué puisque cet incipit
place directement le lecteur dans une posture de perte de repères, ce qui
pourrait l’amener à ne pas poursuivre sa lecture par manque de suspension of disbelief, expression
utilisée par Andrew Lang. Cette notion fait référence à la capacité de
‘suspendre son incrédulité’ pour se plonger pleinement dans le monde du récit.
Pour que cela fonctionne il faut suffisamment d’éléments connus du lecteur afin
que celui-ci ne soit pas dérouté par les éléments inhabituels qu’il croise,
pour peu que ceux-ci s’inscrivent naturellement dans le cadre créé par l’auteur
et qu’ils s’accordent avec ce qui est de l’ordre du familier. Dans Le Hobbit, le fait de débuter avec ces
petites créatures originales ne pose pas de problème pour deux raisons
évidentes. Tout d’abord il s’agit d’un conte pour enfants et ceux-ci sont plus
enclins à ne pas remettre en question leur existence puisque leur quotidien est
encore très imprégné d’imaginaire. Ensuite, très rapidement, le personnage du
magicien (fortement connoté, tant il rappelle le personnage de Merlin) et les
nains font leur apparition. Dans le Seigneur
des Anneaux, qui est une commande de l’éditeur faisant suite au succès du Hobbit, les Hobbits sont déjà connus, le
récit peut donc s’ouvrir sur eux.
Tolkien
possède ainsi l’art d’introduire des créatures nouvelles, pas tout à fait
oubliées mais presque, telles que par exemple, les orques ou les gobelins, et
d’amener le lecteur à cautionner leur existence le plus naturellement possible.
Avec le temps, l’orque a subi diverses transformations jusqu’à devenir petit et
chtonique, vivant sous terre, préservant néanmoins à travers cet habitat le
lien avec les enfers. Face à ce choix, géant contre petite créature
souterraine, Tolkien a opté pour la grande taille. Le modèle réduit constituera
le peuple des gobelins, déjà perçu sous cette forme dans l’imaginaire collectif
(en témoigne par exemple le récit The
Princess and the Goblin de George MacDonald). Pour ces créatures et bien
d’autres encore (telles les Ents, les Oliphants – ancêtres des éléphants - ou
le personnage de Beorn, l’homme-ours) Tolkien prend le peu d’éléments qu’il a
déjà à sa disposition dans les textes anciens et tente de combler les manques
en fonction de ses besoins, tout en essayant de rester fidèle à la nature
propre de ces créatures. Le but étant de se rapprocher toujours plus de ce
qu’elles étaient à l’origine. Tel un peintre, il effectue un véritable travail
de restauration pour transmettre au lecteur des connaissances dans leurs
couleurs originelles, qui sans cela seraient tomber dans l’oubli. Ainsi, à
mesure que le lecteur avance dans ces récits, il passe progressivement de
créatures qu’il connaît à des créatures qui lui rappelle vaguement un souvenir
jusqu’à tomber nez à nez avec des êtres dont il n’aurait jamais soupçonné
l’existence dans le bestiaire de son folklore. Grâce à ce procédé, il remonte
le temps et se reconnecte à son histoire.
Et
cela fonctionne d’autant mieux que les intrigues de Tolkien tournent autour
d’une thématique profondément ancrée dans l’histoire de l’humanité : à
savoir l’interrogation autour des notions de bien et de mal, que l’on retrouve
une fois encore dans l’ouvrage universellement connu la Bible. A travers ses
divers écrits, Tolkien se propose donc d’aborder cette question par le biais du
bestiaire, en s’inscrivant dans la continuité d’une christianisation de
celui-ci. Deux peuples, en particulier, servent ce questionnement : les
elfes et les hommes. Commençons par les elfes. Si l’on s’intéresse plus précisément à leurs faits et gestes tout
au long de l’œuvre, on constate très vite qu’ils surgissent toujours au bon
moment, c’est-à-dire, lorsque les personnages principaux sont en difficulté. Ils
apparaissent d’ailleurs de différentes manières. Soit ils traversaient la forêt
au même moment, soit ils se manifestent à travers la nature (comme l’illustre
la scène du Seigneur des Anneaux dans
laquelle Elrond, à distance, crée à partir d’une rivière toute une horde de
chevaux pour faire fuir les cavaliers noirs et permettre aux quatre hobbits
d’échapper à ces derniers). D’autres fois, ils se manifestent à travers les vivres
ou les objets qu’ils fournissent aux membres de la communauté de l’Anneau. En
effet, à plusieurs reprises durant leur périple les membres de cette communauté
sont à deux doigts d’abandonner la quête, à bout de forces et très éprouvés
moralement. C’est alors qu’ils ont pour réflexe naturel de reprendre des forces
en mangeant. A peine ont-ils avalé les lembas
donnés par les elfes que, comme par enchantement, ils retrouvent l’énergie et
la détermination nécessaires pour mener le voyage à son terme. Enfin, alors
qu’il se retrouve dans l’antre de l’araignée Shelob (Arachne dans la version française),
Frodon parvient à se guider grâce à la fiole que Galadriel lui a remise avant
son départ de Lothlórien. D’ailleurs, il y pense dans un moment désespéré qui
le plonge dans le souvenir de sa rencontre avec cette elfe. Tous ces événements
semblent se produire de façon trop opportune pour n’être que des coïncidences.
Ce qui nous amène à considérer que ces elfes, restaurés à leur taille humaine,
et entourés d’un halo de lumière ne seraient peut-être pas que des elfes, mais revêtiraient
plutôt le rôle d’anges gardiens veillant sur la Terre du Milieu. Si tel est le
cas, il nous faut revenir aux orques. Dans le monde de Tolkien, nous apprenons
qu’il s’agit en réalité d’elfes que Melkor (déchu par Eru parce qu’il voulait
être l’égal de ce créateur) a enlevés pour les torturer jusqu’à ce qu’ils
soient tellement déformés qu’ils en deviennent une nouvelle espèce. Ils sont
donc le pendant maléfique des elfes, et de par la nature de leur créateur
Melkor, se transforment en anges déchus et exterminateurs. Voici comment deux
sortes de créatures fantastiques issues du bestiaire germanique se retrouvent
christianisées, et peuvent rejoindre le reste du bestiaire préexistant. Passons
à présent aux hommes. Il serait compréhensible de se demander ici en quoi
l’homme a sa place alors qu’il ne s’agit
pas d’une créature fantastique. (Tout dépend de ce que l’on entend par créature
fantastique.) Toujours est-il que d’une manière générale, il n’intègre pas
cette catégorie puisque c’est son imaginaire qui donne naissance aux êtres
chimériques. Pourtant chez Tolkien celui-ci est placé au même niveau que les
autres peuples, il est une créature au même titre que les autres, qui connaîtra
son âge après la destruction de l’Anneau, c’est-à-dire à la fin du Troisième
Âge de la Terre du Milieu. Dans la communauté de l’Anneau il n’occupe pas de
place prépondérante, ni en nombre (deux hommes pour quatre hobbits), ni en
terme de pouvoir décisionnel (il y a toujours concertation et décision
collective). Il se montre même parfois inférieur avec, par exemple, le
personnage de Boromir lorsque celui-ci se détourne de son devoir pour tenter de
s’emparer de l’Anneau. Ainsi, dans ce groupe de voyageurs les deux hommes, Aragorn
et Boromir représentent les deux facettes d’une même pièce, à savoir la double
nature, bienfaisante et maléfique, de l’homme. Ce qui permet à Tolkien
d’introduire les Ringwraiths (ou spectres de l’Anneau). Le mot ‘wraith’, issu
du vieil anglais, possède deux définitions. Il peut soit désigner le spectre
d’un défunt, soit l’apparition spectrale d’un être vivant. En tombant sur ce
mot et sa double définition, Tolkien a décidé d’en faire une nouvelle créature,
à savoir le contrepoint des hommes. L’idée de spectre, d’une forme
fantomatique, explique l’apparence physique de ces créatures dans le Seigneur des Anneaux. Toutefois, Tolkien
va préserver les deux aspects, à la fois immatériel et matériel de ces êtres. Les
Ringwraiths sont donc de sombres ombres vaporeuses cachées sous leur ample cape/robe
noire, entourant les restes du corps qui fut le leur, et dont le visage se
limite à deux yeux lumineux hypnotiques. Bien entendu ils représentent ce qu’il
advient de l’homme lorsqu’il se laisse corrompre par le pouvoir de l’Anneau,
lorsqu’il se laisse séduire par le mal. Il perd son intégrité, tant physique
que morale, pour ne devenir que l’ombre de lui-même, un esclave de l’Anneau. Il
est mort en tant qu’être humain, ce qui justifie son étroite ressemblance avec
la faucheuse. Ainsi avec cet autre exemple, nous constatons que nombre de
créatures créées par Tolkien sont liées à la question du mal et à son
incarnation sous diverses formes. Leur sort semble donc inexorablement lié au
destin de l’Anneau.
Mais
en est-il vraiment ainsi pour toutes ? Dans un premier temps nous
pourrions être tentés de le croire. En effet, la liste des créatures
malfaisantes est loin de se limiter aux orcs et aux spectres de l’Anneau. Le
pouvoir maléfique de Melkor s’étend bien au-delà, avec ou sans le concours de
l’Anneau, et touche aussi des créatures telles que les Balrogs, ou le hobbit
Gollum. Concernant les Balrogs, il s’agit en réalité de Maiars (tel Gandalf)
ayant subi le même sort que les elfes. Ils ont été torturés par Melkor jusqu’à
devenir méconnaissables. Physiquement ils ressemblent à des démons, sont
anthropomorphes, possèdent une crinière faite de flammes et de la fumée
s’échappe de leurs narines. Pour ce qui est du personnage de Gollum, il s’agit
d’un hobbit (tel Frodon ou Bilbon) qui a été sous l’emprise de l’Anneau trop
longtemps et s’en trouve défiguré, méconnaissable en tant que hobbit. Le
pouvoir de l’Anneau (et donc indirectement de Melkor) a fini par le corrompre,
intérieurement et extérieurement. Par conséquent, toutes ces créatures,
Balrogs, orques, spectres de l’Anneau et Gollum sont la résultante du pouvoir
corrupteur de Melkor. Et toutes sont intéressantes dans la mesure où il s’agit
de créatures de mise à l’épreuve de l’intégrité des personnages lancés dans la destruction
de l’Anneau. Les Spectres de l’Anneau n’auront de cesse de poursuivre le
porteur de l’Anneau, Frodon, et son meilleur ami, Sam Gamgie. Gandalf
affrontera un Balrog dans la mine de Moria et en ressortira tel un phœnix qui
renaît de ses cendres, devenant Gandalf le Blanc. Gollum va tester Frodon et
Sam (tout comme il avait testé Bilbon dans le prequel du Seigneur des
Anneaux, à savoir le Hobbit). Les
orques vont affronter les hobbits, les elfes, les hommes, en bref toutes les
créatures qui défendent le sort de la Terre du Milieu. Chaque fois, il est
possible, notamment pour les membres de la Communauté de l’Anneau, de laisser
tomber, de céder face au nombre, ou face à la force qui se déploie devant eux
et qui leur semble supérieure. Et pourtant, à chaque fois ils résistent, leur
intégrité tient bon. Cela ne se fait pas sans dommage bien entendu, tous
reviendront marqués à jamais de ce périple et en garderont des cicatrices plus
ou moins visibles. Seuls deux d’entre eux vont céder au pouvoir de l’Anneau :
Boromir, qui le paiera de sa vie, et Frodon, qui en perdra un doigt.
Afin
d’apporter plus d’emphase quant au pouvoir réel de l’Anneau, Tolkien n’hésite
pas à déployer toute la palette de couleurs qui le compose. Les êtres qui se
laissent totalement corrompre et deviennent des esclaves, les êtres qui cèdent
quelque peu à son pouvoir, perdant ainsi une part de leur intégrité et…même des
êtres sur lesquels l’Anneau n’a aucun pouvoir. Si, si, il en existe ! Ces
créatures servent de contraste au regard de celles qui perdent leur âme. Elles
forment deux catégories : celles qui résistent au pouvoir et celles qui
n’ont même pas à résister. Dans la première catégorie, nous pouvons classer
Gandalf et Galadriel. Tous deux refusent de porter l’Anneau, conscients de son
pouvoir. Ils savent que s’ils le prennent ils risquent d’accomplir les pires
atrocités. Car même s’ils sont animés de bonnes intentions, l’Anneau avec son
pouvoir maléfique prendra le dessus et manipulera leur esprit de sorte qu’ils
commettent des actes abominables tout en étant convaincus qu’ils agissent pour
le bien commun. C’est là un pouvoir hautement dangereux, dont ils se méfient. Cela
s’illustre notamment dans la scène où Galadriel manifeste pleinement le pouvoir qui est le sien, à l’aide du
simple anneau qui lui appartient. De cette scène, l’on imagine aisément ce
qu’il adviendrait si elle portait l’Anneau de Melkor. Mais elle résiste. Dans
la seconde catégorie mentionnée précédemment, il est possible de classer des
créatures dont vous n’avez sûrement jamais entendu parler telle, par exemple, Tom
Bombadil. L’Anneau n’a aucun pouvoir sur Tom. Ce qui a pour effet d’étonner
tant les Hobbits que le lecteur. Nous avons là, la seule créature bienfaisante
qui peut prendre l’Anneau, le passer à son doigt et ne pas disparaître. La
raison en est simple : Tom est son propre maître, son intégrité ne peut
donc être atteinte de quelque manière que ce soit. Les deux pouvoirs, celui de
Tom et celui de l’Anneau, s’annulent, l’un ne pouvant agir sur l’autre. Ainsi,
qu’il s’agisse de créatures à la base maléfiques, ou qui le deviennent, ou
encore qui résistent et préservent leur intégrité, voire qui ne sont pas même
atteintes par le pouvoir de l’Anneau, force est de constater que toutes
possèdent un point commun…elles ont toutes pour dessein de mettre en lumière
une seule et même créature…Cette créature est au centre de l’anti-quête qui se
joue dans le Seigneur des Anneaux,
elle en est en réalité le protagoniste. Son nom est d’ailleurs orthographié
avec une majuscule ce qui légitime son statut de personnage. Elle revêt
plusieurs formes, la plus usitée dans le roman étant celle où elle apparaît
enroulée sur elle-même. Parfois, on l’entend siffler, d’autres fois on l’entend
flairer. Il s’agit d’une créature discrète, qui peut rester cachée de
nombreuses années. Elle ne se déplace jamais par elle-même mais cherche
inlassablement à retrouver son créateur, par tous les moyens. Elle est tantôt
tapie au fond d’une rivière, tantôt dans une grotte, tantôt dans la poche d’un
hobbit. Cette créature c’est… l’Anneau ! Cela peut paraître surprenant
bien entendu. Après tout il ne s’agit là que d’un objet. C’est justement comme cela
qu’il trompe son monde. Pourquoi se méfier de ce simple objet ? Là est le
tour de force que réussit Tolkien. Le fait de sous-estimer cet objet est ce qui le rend dangereux, car
quiconque tombe dessus ne ressent aucune menace. Bien au contraire, il est
attiré par sa brillance, par le fait qu’il semble très précieux, tout comme ne
cesse de le répéter Gollum ‘mon précieux’. Il est beau, lisse, simple, et rare
car unique. Ses attraits physiques donnent envie de le posséder. C’est la
première étape de l’ensorcellement. Ensuite, que l’on connaisse ou non son
histoire, lorsque l’on s’aperçoit qu’il rend invisible, on se sent fort,
remplit d’un pouvoir d’invincibilité, d’invulnérabilité parce que invisible. Il
agit alors telle une drogue sur son porteur, plus ce dernier l’utilise plus il a
envie de l’utiliser. Ainsi si l’on associe le changement de taille et de poids aux
sifflements émis par Gollum (celui qui s’est le plus servi de l’Anneau) et que
l’on ajoute la posture rampante conférée aux créatures qui ont trop subi son
pouvoir (une fois encore Gollum mais aussi les spectres de l’Anneau), et que
l’on termine avec sa froideur, son aspect lisse et le fait qu’il soit enroulé
sur lui-même, nous obtenons…un serpent. Un serpent qui se réchauffe, qui
reprend vie, au contact d’un nouveau porteur, et qui communique avec lui par la
pensée, par un pouvoir de suggestion puissant. Un serpent qui s’insinue
partout. L’on est alors en droit de se demander comment cela est possible
(surtout si on n’a jamais lu le Seigneur des
Anneaux). Pour avoir la réponse il faut remonter au Silmarillion, récit qui
parle de la création de la Terre du Milieu, et dans lequel nous est rapportée
la création des grands anneaux de pouvoir. On y apprend que cet Anneau a été
créé pour asservir les peuples de la Terre du Milieu auxquelles Eru, créateur suprême, a donné naissance (nains mis à
part). Il renferme une partie du pouvoir de Melkor, de son être. Nous avons donc à faire à un paradoxe
en soi : une personnification et une réification en un seul et même objet.
A travers l’Anneau, Melkor peut agir en Terre du Milieu même s’il a perdu une
partie de ses pouvoirs. Ainsi, réifié, réduit à simple anneau, il continue
d’exister et d’agir. D’un autre côté, en inscrivant une part de ce qu’il est
dans cet objet, en lui donnant vie, il en a fait un être à part entière. Il est
la personnification de Melkor, ce qui explique partiellement la présence d’une
majuscule dans son orthographe. Melkor étant une créature inventée par Tolkien
- enfin aux dires de ce dernier Melkor
aurait été créé par Eru - en personnifiant Melkor par le biais de l’Anneau,
Tolkien a donné naissance à une créature des plus atypiques : un Anneau de
pouvoir. La boucle est bouclée, le fil rouge biblique est respecté jusqu’à la
fin avec ce serpent tentateur, qui tel un ver dans le fruit, ronge de
l’intérieur quiconque en devient le porteur. Tout ceci, toutes ces créatures
inventées tentent de répondre donc à une question existentielle aussi vieille
que la conscience humaine : quelle est la véritable nature du mal ? Ces
créatures dessinent les contours du mal selon qu’elles se laissent ou non
corrompre. Comme l’explique très bien Tom Shippey, Tolkien met en avant deux
conception du mal. Soit d’un côté la vision de La Boétie qui consiste à
affirmer que le mal est interne, causé par les péchés de l’Homme et son
éloignement de Dieu, et de l’autre côté la vision manichéenne selon laquelle le
mal trouve sa source en dehors de l’Homme. Toute l’œuvre de Tolkien est
traversée par cette dichotomie et, lorsque nous achevons la lecture du Seigneur des Anneaux, en dépit de la
destruction de l’Anneau, nous ne pouvons que constater qu’aucune réponse claire
ne nous a été apportée, probablement parce que Tolkien lui-même ne parvenait à
opter pour l’une des deux explications. En effet, toujours selon Tom Shippey si
le mal était juste l’absence de bien alors l’Anneau ne serait qu’un
amplificateur psychique et donc il ne serait pas nécessaire de le détruire, il
suffirait de la confier à un être qui ne ressent pas son emprise (tel Tom
Bombadil par exemple). Or, ce n’est pas ce qui se produit ici. La vision
boétienne ne fonctionne pas. D’un autre côté s’il s’agissait d’une force
extérieure qui ne trouve écho dans un cœur bon alors pour le détruire l’on
pourrait envoyer Galadriel ou Gandalf, mais là encore il est clairement stipulé
dans le roman que cela est impossible car ceux-ci ne sont pas infaillibles face
au pouvoir de l’Anneau. La vision manichéenne est rejetée à son tour. Ou plutôt
complète-t-elle la vision boétienne. Peut-être est-ce cela la réponse : le
mal serait pourrait être la manifestation d’une force qui trouve sa source tant
dans l’Homme que dans son environnement puisque l’homme est issu de cet
environnement et en partage nombre de ses caractéristiques. N’oublions pas que
le monde de Tolkien est un monde d’avant la séparation de l’homme d’avec la
nature.
S.G